Je m’en vais jouer au ballon dans la cour d’école

Parfois, j’ai envie de dire que je suis fatigué de travailler sans répit depuis le début de l’urgence sanitaire. Je le suis un peu. Aujourd’hui, je prends congé. Enfin, je ferai un peu de paperasse. Je répondrai encore peut-être à quelques appels urgents de mes résidences pour aînés et résidences intermédiaires — j’ai donné mon numéro de cellulaire pour être appelé 24h/24 en cas d’urgence depuis le début de la pandémie. Il faut éviter les transferts hospitaliers. Je ferai encore un peu de gestion du GMF-U. Des procédures à peaufiner pour les résidences pour aînés que nous couvrons. Des listes de garde à établir pour ces résidences. Une liste de garde provinciale de médecins répondants pour les soins à domicile à préparer. Beaucoup de gestion d’urgence, beaucoup de coordination. Je surveillerai mes rapports de laboratoire et rappellerai mes patients. Je répondrai à quelques courriels de l’Université, nous accueillerons nos premiers résidents très bientôt. Je dois payer mon employée, payer mes frais de bureau, préparer mes impôts. Je dois suivre des formations sur la COVID-19, me tenir au courant des nouvelles directives ministérielles du jour. Je dois lire le projet de recherche sur les innovations et changements en période de COVID auquel j’ai accepté de participer.

Mais il fait beau, je suis en congé. J’irai jouer au ballon avec mon fils dans la cour d’école. Il me manque. Toujours à la garderie — il a changé trois fois de garderie depuis le début de la pandémie. Je lui accorde moins de temps le soir et la fin de semaine, occupé, préoccupé par mon travail. Il grandit. Il parle du coronavirus. Il dit que quand il sera grand, il aimerait devenir médecin comme moi, soigner toutes les parties du corps. Je ne sais pas quoi en penser.

J’espère qu’on ne viendra pas nous empêcher de jouer au ballon dans la cour d’école. Dimanche dernier, la police nous a questionnés parce que nous vivons temporairement dans un AirBnB en attendant la fin de la construction de notre maison qui était prévue le 3 avril. Quelqu’un avait fait une plainte. Ils ont noté nom et date de naissance. Ils ont vérifié notre plaque d’immatriculation. Nous sommes sans domicile fixe depuis le 13 avril. La construction résidentielle a été brusquement arrêtée, jugée non essentielle par le gouvernement. Nous avons dû tout repousser en l’espace de quelques jours, nous occuper du déménagement, vider notre ancienne maison, faire entreposer nos effets de manière imprévue, trouver une entente avec les notaires et les acheteurs. Beaucoup d’incertitude. Mais c’est réglé, la construction résidentielle est repartie. Se loger est maintenant un service essentiel, au même titre qu’acheter une bouteille de vin à la SAQ, un café chez Tim Hortons ou des chocolats de Pâques pour emporter. Nous déménagerons à nouveau le 9 mai.

Nous sommes tous dans le même bateau. Ça ne sert à rien de se plaindre. D’autres sont dans de pires situations. Je pense à mes collègues des soins intensifs. Je pense aux préposés et aux infirmières auxiliaires dans les CHSLD. Je pense à toutes celles et à tous ceux qui ont perdu leur emploi, qui utilisent les banques alimentaires, qui vivent dans l’incertitude. J’ai reçu au contraire plusieurs offres très intéressantes dans les dernières semaines, j’ai la chance de pouvoir choisir, de décliner ou d’accepter. Je suis en demande, mais je n’ai pas le temps. J’ai la chance de pouvoir continuer à payer la construction de ma maison et de manger à ma faim. D’autres ont perdu des proches, morts du virus. Comme le père d’une amie, décédé loin d’elle, sur un autre continent. La situation est encore pire dans d’autres pays. Et il y a tous ceux qui sont seuls et désorientés, qui oublient peu à peu le nom de leurs enfants.

Je suis un peu fatigué, nous le sommes tous. Mais il fait beau, nous devons continuer à vivre, à nous occuper de nos enfants. Je m’en vais jouer au ballon dans la cour d’école.