La mort, c’est grand, c’est plein de vie dedans

Aide à mourir

C’était donc aujourd’hui. Nous avions devancé la date d’une semaine, car l’état précaire de ma patiente se détériorait. La journée était magnifique, ensoleillée, sans aucun nuage. Chaude, mais confortable. Une journée idéale pour dire adieu au monde et peut-être monter au ciel sans aucun obstacle.

C’était la première fois que j’aidais une personne à mourir. Au Québec, bien que près de 600 personnes se sont prévalues de ce nouveau droit l’an dernier, encore peu de médecins sont préparés pour cet accompagnement et plusieurs ont des réserves. La direction des services professionnels du CIUSSS n’a d’ailleurs pas réussi, en 17 jours, à trouver un second médecin indépendant pour donner son avis, comme l’exige la loi, et m’a finalement demandé d’en faire moi-même la recherche. Heureusement, une collègue contactée dans une clinique a accepté de le faire avec grande diligence et d’aller évaluer ma patiente à domicile.

Je m’étais longuement questionné sur l’aide à mourir. En 2013, bien qu’en faveur de cette loi, j’avais présenté une motion au Conseil général de l’Association médicale canadienne pour que les médecins aient le droit à la liberté de conscience devant une telle demande. Je maintiens toujours cet avis, car personne ne voudrait se faire administrer ce soin de fin de vie par quelqu’un qui serait forcé de le faire ou qui s’y opposerait (peu importe la raison — philosophique, religieuse, émotive ou pratique). Et parce que le médecin n’est pas un simple outil, un simple moyen mis au service de la société. Il est aussi un humain avec son existence à part entière, une fin en soi au même titre que le patient, pour reprendre cette expression de Kant.

La liberté du patient et celle du médecin doivent s’accorder pour qu’il y ait dignité dans ce processus irréversible de mourir et de donner la mort. Néanmoins, un médecin qui s’y opposerait a l’obligation de diriger le patient à d’autres collègues, ce qui est une chose essentielle, car il ne lui revient pas de décider de la manière dont une personne doit finir ses jours ni quelles épreuves elle doit traverser.

De mon côté, deux éléments ont pesé dans mon questionnement. D’abord, abréger le cours naturel de la vie n’est traditionnellement pas dans l’essence du médecin, comme en témoigne depuis plus de 2000 ans le serment d’Hippocrate, qui orne le portail d’entrée de la faculté de médecine de l’Université Laval où j’ai fait mes études : « Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande. » Toutefois, cette vieille déontologie est aujourd’hui dépassée et je n’ai jamais prêté ce serment. J’ai fait celui d’agir avec professionnalisme et de respecter les droits et l’autonomie de mes patients. La profession médicale s’est modernisée pour répondre aux souhaits de la société, qui a évolué. Du reste, devant la condition de ma patiente, accepter de l’aider à mourir m’apparaissait une chose naturelle pour un médecin, puisqu’elle allait lui éviter les plus grandes souffrances et la difficile agonie qui s’approchaient.

Mais ma crainte profonde, bien réelle, qui se balançait dans ma tête, c’était d’outrepasser la frontière entre la vie et la mort, de brouiller mes repères qui donnent à la vie son importance absolue, son caractère inviolable. Car ceux qui franchissent habituellement cette frontière sont soit des meurtriers ou des bourreaux, soit quelques fois des soldats ou des policiers qui, bien qu’agissant dans ce dernier cas par utilité, pour un bien commun, en ressortent souvent traumatisés. Je devais en faire l’expérience pour le savoir vraiment. Mais contrairement à tous ceux-ci, j’allais agir à la demande de la personne qui allait mourir, pour sa liberté. J’allais agir pour ce qui était important dans sa vie, et non contre sa vie. C’était une responsabilité hors du commun, mais en même temps un privilège incommensurable.

En allant chercher auprès de la pharmacienne du CLSC les deux grandes trousses qui contenaient chacune dix seringues de médicaments à injecter, mon cœur battait à tout rompre. Quels mots allais-je trouver à dire à ma patiente, à sa famille ? Et si les cathéters nous lâchaient pendant le propofol ? Et si l’émotion me faisait me tromper, voire me faisait perdre conscience à moi aussi pendant l’injection ? Dans mon dernier entretien seul à seul avec ma patiente, à son chevet, elle m’a regardé dans les yeux et m’a dit qu’elle était prête, et surtout qu’elle me faisait confiance. Elle savait que c’était ma première fois. Toutes mes craintes se sont alors évanouies instantanément. J’ai pu la rassurer absolument.

Elle a choisi que ses derniers instants se passent au salon. La lumière pénétrait dans toute la pièce par les grandes fenêtres. Elle était belle, rayonnante, déterminée. Elle tenait dans ses mains des fleurs colorées. Sa famille proche l’accompagnait et la soutenait sans cesse. Ce n’était pas triste, mais plutôt un état d’acceptation, de résolution, de bonheur partagé. Nous avons pris les ultimes photos de famille.

Je me suis ensuite installé à côté d’elle, sur une chaise, ma grande trousse ouverte devant moi. Les infirmières des soins palliatifs étaient aussi là, à côté, réconfortantes. J’attendais son signal. Elle avait choisi des chansons qui devaient jouer durant son départ. Elle a demandé de mettre La vie, l’amour, la mort de Félix Leclerc. J’ai pris sa main dans la mienne. Elle m’a regardé dans les yeux, nous nous sommes parlé du regard, avec complicité. Les miens lui ont dit de ne pas s’inquiéter. Elle m’a fait signe de la tête.

Elle a prononcé les derniers mots de la chanson de Félix Leclerc, « La mort, c’est grand, c’est plein de vie dedans », puis j’ai commencé l’injection. Sa famille l’entourait, la touchait, l’embrassait, l’aimait. Mes mains tremblaient, mes larmes montaient, ma poitrine se remplissait d’émotions.

Pendant que j’éteignais doucement sa vie, j’avais l’impression que son âme irradiait dans toute la pièce, dans les âmes de sa famille réunie, dans la mienne aussi, des âmes qui ne formaient plus qu’un tout. C’était radieux. Heureux, triste, inquiétant, délivrant. Mais surtout radieux. C’était grand, plein de vie. Beau comme une naissance.

Vincent

23 juin 2018