Même dans le catastrophisme, l’humain ne s’affranchit pas de son anthropocentrisme. Sa grande prétention le pousse à se rendre responsable de la fin du monde dans tous les scénarios qu’il envisage.
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noyau
Lorsque j’étais en deuxième année du secondaire, j’apprenais à écrire une nouvelle littéraire. La fin du récit devait être inattendue. Ma première nouvelle, courte, se résumait de mémoire ainsi :
Un homme attend une femme sur un banc de parc. Ils se sont donné rendez-vous après une longue absence. Il attend. Elle est en retard. Il continue d’attendre, anxieux qu’elle ne vienne pas. Il demeure sur le banc. Il espère son arrivée. Elle n’arrive pas. Il consulte sans cesse sa montre et regarde au loin, à l’horizon, de tous les côtés. Aucune trace d’elle.
Après plusieurs heures d’attente, il décide de partir. Il se lève. Au même moment, il l’aperçoit au loin. Elle vient vers lui, pressée. Son cœur s’allume, il bat, impatient de la revoir. Il sourit. Elle sourit aussi.
Elle s’approche de lui, ils s’apprêtent à se saluer, à se parler, à s’étreindre.
Une explosion nucléaire les anéantit.
Lorsque j’avais 13 ans, en rédigeant cette nouvelle, je me moquais du professeur avec la fin de cette histoire. Je la trouvais drôle. Le professeur jugeait pour sa part que ce n’était pas réaliste, il ne l’avait pas aimée.
Plus tard, j’ai visité Hiroshima et Nagasaki. J’ai réalisé que mon histoire avait été plausible. Elle avait pu avoir été vécue dans l’une de ces deux villes. Ma comédie devenait tout à coup une tragédie.
Je crains maintenant que cette nouvelle devienne actualité.
Le Petit Chaperon rouge
— Vous êtes gentil, m’a dit la vieille dame au téléphone avec qui je venais de discuter d’une tomodensitométrie. Je suis une vieille sorcière, quand je vous verrai, je vous donnerai une carte de tarot. Je l’ai juste à côté de moi. Si vous avez du temps, je vous pige tout de suite une carte.
— Allez-y, je suis curieux.
— D’accord… Oh !
— Quoi ?
— La carte du Petit Chaperon rouge.
— Et alors ? Qu’est-ce qu’elle signifie ?
— Vous êtes généreux, vous avez sans doute un projet en cours ou à venir, mais attention. Protégez-vous. Choisissez à qui vous exposez votre projet. Des gens seront jaloux, il voudront s’en prendre à vous pour ce que vous faites et pour qui vous êtes.
À la fin, un chasseur ouvre le ventre du grand méchant loup. Mère-Grand et le Petit Chaperon rouge en ressortent indemnes avec une histoire à raconter, des galettes et un petit pot de beurre. Le loup, rien.
Regarde
Récemment, j’ai amené mon fils au parc du boulevard Hamel, cette aire de jeux en face de la grande place déserte, celle avec une statue d’un cerf qui semble regarder tristement son reflet blanc sous ses pieds avant d’aller se noyer. Cette œuvre en bronze est intitulée La Rencontre.
C’était au début de novembre, qui s’installait comme une morsure de chien dans une journée grise et venteuse, tellement froide qu’il n’y avait pas un chat dehors. Le vent brassait les arbres pour leur faire perdre avec violence leurs dernières feuilles déjà tournées du rouge au brun.
On entendait les sifflements des bourrasques à travers les branches, comme de grands cris essoufflés ou des pentures rouillées de volets qui allaient s’abattre sur les murs de béton du nouveau Colisée mort-né, de l’autre côté de la place.
Absorbé par ce paysage d’extinction, mes pensées revenaient en arrière, projetées par les rafales dans des recoins sans lumière.
Ailleurs dans le monde, la haine, l’ignorance, la pauvreté et la maladie s’unissaient pour ajouter une impression générale de déclin.
Un rire m’a tiré de là. Puis le plus beau mot de l’Univers, « papa ». De sa voix rieuse de cinq ans, mon fils, que ni le vent ni le froid empêchaient de jouer, à lui seul venait de peupler de vie forte et de gaieté l’entièreté du parc et de la place, de toute la Terre.
« Regarde, papa ! »
J’ai souri. J’étais bien. C’était beau. Mon fils était beau.
J’ai regardé de nouveau la statue. Le cerf n’allait plus se noyer, il se voyait autrement dans son image miroir, son reflet blanc élevait tout ce qu’il était vers le ciel. Il le soutenait en équilibre.

C’est l’heure de l’hommage
Te voilà enfin mort. Je pensais depuis dix ans que tu allais mourir bien avant aujourd’hui, tu as déjoué mes attentes, probablement aussi les tiennes.
Il m’arrivait encore de temps en temps, jusqu’à la semaine passée, d’aller épier ton blogue pour voir si tu ne t’étais pas réveillé, si tu n’avais pas écrit quelque chose. Attention, la vie est courte…, rappelais-tu en 2016 en parlant du décès d’un autre, avant de te taire pour de bon. Ton silence devenu chronique ces dernières années me faisait deviner que les jeux étaient faits pour toi, bien que tu m’avais déjà écrit que tu croyais les silences nécessaires. La dernière fois qu’on a échangé, je t’ai banalement souhaité joyeux anniversaire de 50 ans, tu m’as remercié banalement.
Je me demandais par moments si tu étais en train de séjourner dans un hôpital psychiatrique ou dans la rue, ou seul chez toi la bouteille à la gorge ou pissant de la drogue. Tu perdais tes jambes, m’avais-tu écrit. Foutu diabète. Tu n’avais pas dû aller bien loin.
Nous nous étions rencontrés sur les blogues, il y a dix ans. Sur ma page aujourd’hui inhumée — La passerelle des jours —, vers 2011, tu m’avais fait l’honneur de venir lire et commenter mes écrits avec ton gros fracas. Souvent pour te mettre en valeur et pour parler de toi, mais quand même, tu trouvais le moyen d’éclabousser ton style en visant juste avec des mots et une ponctuation qui faisaient l’effet du scalpel, aussi précis qu’une microchirurgie. Ta maîtrise de cette épée était impressionnante. Je ne te connaissais pas avant, je ne t’avais jamais lu, je n’avais jamais entendu parler de toi ni de tes livres, avant de googler ton nom pour savoir à qui j’avais affaire.
Dans ce temps-là, c’était moi, le mort. Je n’étais alors qu’un petit médecin de campagne cassé en deux, errant entre Blanc-Sablon et mon condo de l’avenue Laval à Montréal. C’est à ce moment que tu es débarqué dans ma tête avec ton fédora et ta grande gueule narcissique, cette armure que tu revêtais pour cacher tes perçures et celles que tu avais faites. J’ai eu l’impression que tu essayais de me sortir de mon cercueil à grands coups de batte de baseball. Quand je t’ai confié des remords, tu m’as répondu que tu étais l’allégorie des regrets, ou à peu près. Ça avait cliqué.
Après quelques croisements de fer, nous avions un peu psychotisé par courriel, pour utiliser ton terme. Une affaire contagieuse comme une maladie vénérienne, la psychose. Nos échanges m’avaient dopé comme des câbles à booster. J’écrivais la nuit, j’écrivais sans dormir, j’ai écrit jusqu’à l’hôpital.
Tu m’as pris dans ta tribu, tu m’as surnommé le Toubib. J’ai dit que tu étais une sorte de père littéraire pour moi, mais tu n’arrivais pas dans ce rôle à la cheville de mon vrai père, qui avait écrit et illustré un conte pour enfants avant ma naissance, une histoire non publiée qu’il me lisait, les soirs, pour m’enchanter. Il m’a appris à penser en images, et surtout à les créer. Tu m’as suggéré de le publier, ce que j’ai fini par faire, pour l’immortaliser. Je l’ai déposé sur Amazon et aux archives nationales du Québec et du Canada.
Je ne suis jamais allé te voir, finalement, malgré ton invitation d’aller chez toi, de boire un pot. Je ne t’ai jamais rencontré autrement qu’en mots. Tu me faisais peur, pour dire vrai. Imprévisible, brutal. Je ne savais pas ce que tu me voulais, pourquoi tu rôdais autour de mes trous d’âme. J’ai imaginé que tu étais gai ou que tu étais le parrain mafieux des écrivains (tu disais toi-même avoir un « doctorat honoris causa auto-décerné ès Racket Littérature », au sens figuré, j’avais bien compris). J’imaginais même que tu pouvais être, sous couvert d’être un écrivain, un pirate informatique qui essayait d’infiltrer mon ordinateur, ou que tu travaillais pour les services secrets, ha! ha! ha! (j’ai perdu toutes mes données peu après).
Quand tu m’as demandé de t’envoyer mon manuscrit, j’ai eu peur que tu m’arnaques, que tu me demandes une rançon. Je me méfiais de toi. Mais je l’ai fait pareil et je t’ai demandé d’écrire la préface, conscient que ça pourrait me nuire, avec ton passé violent et ta réputation d’homme fini.
J’ai fait l’erreur de débutant de te révéler des significations enfouies dans mon texte, au lieu de te laisser les imaginer toi-même. Ça t’a crinqué comme un douze à pompe, tu m’as gueulé après par courriel, tu m’as gueulé que j’avais gâché ton privilège de découvrir toi-même le fond de l’histoire, ou celui que tu voudrais y voir.
Colérique, tu m’as hurlé après de corriger mes fautes, de me relire.
Personne n’allait me parler sur ce ton, me manquer de respect, me crier après, pas même un écrivain, mauvaise réputation ou pas. Tu t’adressais à un médecin, ça porte malheur de manquer de respect à un médecin. On ne t’avait pas appris le respect ? Je n’ai pas manqué de te l’envoyer, avant de faire sauter la passerelle des jours en même temps que nos ponts ; j’ai effacé notre correspondance et je t’ai demandé de détruire mon manuscrit.
Mais ton coup de trident a continué à résonner dans ma tête. Tu avais raison. J’employais des impropriétés, j’avais laissé des mots défigurés, des phrases étaient trop lourdes, trop imprécises. J’avais honte. J’avais écrit à moi-même. Les autres ne pouvaient pas deviner ce qu’il y avait dans ma tête, et je n’avais pas envie de leur dire. Ce qui avait été pour moi un tue-temps, une bouée pour éviter de couler comme une roche au fond de l’océan, une échelle pour me sortir du gouffre, aurait dû se transformer en travail. Je devais me mettre à la cuisine, me corriger avec obsession, chercher le mot juste, affûter mes phrases, couper dans les flancs gras des paragraphes, saupoudrer de l’intelligibilité, réduire l’ambiguïté. Peu à peu, je me suis essoufflé, je suis rentré dans le moule du médecin, je suis passé à autre chose, mon écriture est tombée en dormance, j’ai donné la vie, les années ont passé. J’ai fait un avortement littéraire.
Je ne suis plus jeune. Depuis quelques mois, j’ai commencé à travailler mes vieux textes, quand mon fils et ma femme sont couchés. C’est drôle que tu meures maintenant.
J’ai lu ton Vautour, en décembre 2011, ton livre que tu m’avais recommandé. Je l’ai lu en Islande, parmi les volcans. Je n’ai jamais lu aucun autre livre de toi. De retour à Montréal, je suis allé l’abandonner dans une ruelle, en face de mon condo, en jetant des cailloux dessus et des hélicoptères tombés des arbres, observé par un chat de gouttière qui a peut-être fait de tes pages sa litière. J’avais peur de mettre ton livre dans ma bibliothèque. Rien à voir avec les femmes que tu as violentées ou ton séjour en prison. Non. Ça, tu l’emportes. Tu es mort avec et ça sera écrit dans ta page Wikipédia. La mort ne t’en soulagera pas.
Non, si j’avais peur, c’était à cause de l’effet gravitationnel de tes mots. J’avais peur qu’ils avalent ma bibliothèque.
Il me semble que je t’avais dit que je te rendrais hommage après ta mort, quand tu m’avais écrit, il y a dix ans, qu’il ne te restait plus beaucoup d’années à vivre. Je pensais te devoir un merci. L’heure est passée. Bon repos et bon vent. Puisses-tu panser tes blessures. J’espère qu’on t’enterrera avec un crayon et du papier.
En vieillissant
L’âme se tasse comme des vertèbres.
La mort, c’est grand, c’est plein de vie dedans
C’était donc aujourd’hui. Nous avions devancé la date d’une semaine, car l’état précaire de ma patiente se détériorait. La journée était magnifique, ensoleillée, sans aucun nuage. Chaude, mais confortable. Une journée idéale pour dire adieu au monde et peut-être monter au ciel sans aucun obstacle.
C’était la première fois que j’aidais une personne à mourir. Au Québec, bien que près de 600 personnes se sont prévalues de ce nouveau droit l’an dernier, encore peu de médecins sont préparés pour cet accompagnement et plusieurs ont des réserves. La direction des services professionnels du CIUSSS n’a d’ailleurs pas réussi, en 17 jours, à trouver un second médecin indépendant pour donner son avis, comme l’exige la loi, et m’a finalement demandé d’en faire moi-même la recherche. Heureusement, une collègue contactée dans une clinique a accepté de le faire avec grande diligence et d’aller évaluer ma patiente à domicile.
Je m’étais longuement questionné sur l’aide à mourir. En 2013, bien qu’en faveur de cette loi, j’avais présenté une motion au Conseil général de l’Association médicale canadienne pour que les médecins aient le droit à la liberté de conscience devant une telle demande. Je maintiens toujours cet avis, car personne ne voudrait se faire administrer ce soin de fin de vie par quelqu’un qui serait forcé de le faire ou qui s’y opposerait (peu importe la raison — philosophique, religieuse, émotive ou pratique). Et parce que le médecin n’est pas un simple outil, un simple moyen mis au service de la société. Il est aussi un humain avec son existence à part entière, une fin en soi au même titre que le patient, pour reprendre cette expression de Kant.
La liberté du patient et celle du médecin doivent s’accorder pour qu’il y ait dignité dans ce processus irréversible de mourir et de donner la mort. Néanmoins, un médecin qui s’y opposerait a l’obligation de diriger le patient à d’autres collègues, ce qui est une chose essentielle, car il ne lui revient pas de décider de la manière dont une personne doit finir ses jours ni quelles épreuves elle doit traverser.
De mon côté, deux éléments ont pesé dans mon questionnement. D’abord, abréger le cours naturel de la vie n’est traditionnellement pas dans l’essence du médecin, comme en témoigne depuis plus de 2000 ans le serment d’Hippocrate, qui orne le portail d’entrée de la faculté de médecine de l’Université Laval où j’ai fait mes études : « Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande. » Toutefois, cette vieille déontologie est aujourd’hui dépassée et je n’ai jamais prêté ce serment. J’ai fait celui d’agir avec professionnalisme et de respecter les droits et l’autonomie de mes patients. La profession médicale s’est modernisée pour répondre aux souhaits de la société, qui a évolué. Du reste, devant la condition de ma patiente, accepter de l’aider à mourir m’apparaissait une chose naturelle pour un médecin, puisqu’elle allait lui éviter les plus grandes souffrances et la difficile agonie qui s’approchaient.
Mais ma crainte profonde, bien réelle, qui se balançait dans ma tête, c’était d’outrepasser la frontière entre la vie et la mort, de brouiller mes repères qui donnent à la vie son importance absolue, son caractère inviolable. Car ceux qui franchissent habituellement cette frontière sont soit des meurtriers ou des bourreaux, soit quelques fois des soldats ou des policiers qui, bien qu’agissant dans ce dernier cas par utilité, pour un bien commun, en ressortent souvent traumatisés. Je devais en faire l’expérience pour le savoir vraiment. Mais contrairement à tous ceux-ci, j’allais agir à la demande de la personne qui allait mourir, pour sa liberté. J’allais agir pour ce qui était important dans sa vie, et non contre sa vie. C’était une responsabilité hors du commun, mais en même temps un privilège incommensurable.
En allant chercher auprès de la pharmacienne du CLSC les deux grandes trousses qui contenaient chacune dix seringues de médicaments à injecter, mon cœur battait à tout rompre. Quels mots allais-je trouver à dire à ma patiente, à sa famille ? Et si les cathéters nous lâchaient pendant le propofol ? Et si l’émotion me faisait me tromper, voire me faisait perdre conscience à moi aussi pendant l’injection ? Dans mon dernier entretien seul à seul avec ma patiente, à son chevet, elle m’a regardé dans les yeux et m’a dit qu’elle était prête, et surtout qu’elle me faisait confiance. Elle savait que c’était ma première fois. Toutes mes craintes se sont alors évanouies instantanément. J’ai pu la rassurer absolument.
Elle a choisi que ses derniers instants se passent au salon. La lumière pénétrait dans toute la pièce par les grandes fenêtres. Elle était belle, rayonnante, déterminée. Elle tenait dans ses mains des fleurs colorées. Sa famille proche l’accompagnait et la soutenait sans cesse. Ce n’était pas triste, mais plutôt un état d’acceptation, de résolution, de bonheur partagé. Nous avons pris les ultimes photos de famille.
Je me suis ensuite installé à côté d’elle, sur une chaise, ma grande trousse ouverte devant moi. Les infirmières des soins palliatifs étaient aussi là, à côté, réconfortantes. J’attendais son signal. Elle avait choisi des chansons qui devaient jouer durant son départ. Elle a demandé de mettre La vie, l’amour, la mort de Félix Leclerc. J’ai pris sa main dans la mienne. Elle m’a regardé dans les yeux, nous nous sommes parlé du regard, avec complicité. Les miens lui ont dit de ne pas s’inquiéter. Elle m’a fait signe de la tête.
Elle a prononcé les derniers mots de la chanson de Félix Leclerc, « La mort, c’est grand, c’est plein de vie dedans », puis j’ai commencé l’injection. Sa famille l’entourait, la touchait, l’embrassait, l’aimait. Mes mains tremblaient, mes larmes montaient, ma poitrine se remplissait d’émotions.
Pendant que j’éteignais doucement sa vie, j’avais l’impression que son âme irradiait dans toute la pièce, dans les âmes de sa famille réunie, dans la mienne aussi, des âmes qui ne formaient plus qu’un tout. C’était radieux. Heureux, triste, inquiétant, délivrant. Mais surtout radieux. C’était grand, plein de vie. Beau comme une naissance.
Vincent
23 juin 2018
Je m’en vais jouer au ballon dans la cour d’école
Parfois, j’ai envie de dire que je suis fatigué de travailler sans répit depuis le début de l’urgence sanitaire. Je le suis un peu. Aujourd’hui, je prends congé. Enfin, je ferai un peu de paperasse. Je répondrai encore peut-être à quelques appels urgents de mes résidences pour aînés et résidences intermédiaires — j’ai donné mon numéro de cellulaire pour être appelé 24h/24 en cas d’urgence depuis le début de la pandémie. Il faut éviter les transferts hospitaliers. Je ferai encore un peu de gestion du GMF-U. Des procédures à peaufiner pour les résidences pour aînés que nous couvrons. Des listes de garde à établir pour ces résidences. Une liste de garde provinciale de médecins répondants pour les soins à domicile à préparer. Beaucoup de gestion d’urgence, beaucoup de coordination. Je surveillerai mes rapports de laboratoire et rappellerai mes patients. Je répondrai à quelques courriels de l’Université, nous accueillerons nos premiers résidents très bientôt. Je dois payer mon employée, payer mes frais de bureau, préparer mes impôts. Je dois suivre des formations sur la COVID-19, me tenir au courant des nouvelles directives ministérielles du jour. Je dois lire le projet de recherche sur les innovations et changements en période de COVID auquel j’ai accepté de participer.
Mais il fait beau, je suis en congé. J’irai jouer au ballon avec mon fils dans la cour d’école. Il me manque. Toujours à la garderie — il a changé trois fois de garderie depuis le début de la pandémie. Je lui accorde moins de temps le soir et la fin de semaine, occupé, préoccupé par mon travail. Il grandit. Il parle du coronavirus. Il dit que quand il sera grand, il aimerait devenir médecin comme moi, soigner toutes les parties du corps. Je ne sais pas quoi en penser.
J’espère qu’on ne viendra pas nous empêcher de jouer au ballon dans la cour d’école. Dimanche dernier, la police nous a questionnés parce que nous vivons temporairement dans un AirBnB en attendant la fin de la construction de notre maison qui était prévue le 3 avril. Quelqu’un avait fait une plainte. Ils ont noté nom et date de naissance. Ils ont vérifié notre plaque d’immatriculation. Nous sommes sans domicile fixe depuis le 13 avril. La construction résidentielle a été brusquement arrêtée, jugée non essentielle par le gouvernement. Nous avons dû tout repousser en l’espace de quelques jours, nous occuper du déménagement, vider notre ancienne maison, faire entreposer nos effets de manière imprévue, trouver une entente avec les notaires et les acheteurs. Beaucoup d’incertitude. Mais c’est réglé, la construction résidentielle est repartie. Se loger est maintenant un service essentiel, au même titre qu’acheter une bouteille de vin à la SAQ, un café chez Tim Hortons ou des chocolats de Pâques pour emporter. Nous déménagerons à nouveau le 9 mai.
Nous sommes tous dans le même bateau. Ça ne sert à rien de se plaindre. D’autres sont dans de pires situations. Je pense à mes collègues des soins intensifs. Je pense aux préposés et aux infirmières auxiliaires dans les CHSLD. Je pense à toutes celles et à tous ceux qui ont perdu leur emploi, qui utilisent les banques alimentaires, qui vivent dans l’incertitude. J’ai reçu au contraire plusieurs offres très intéressantes dans les dernières semaines, j’ai la chance de pouvoir choisir, de décliner ou d’accepter. Je suis en demande, mais je n’ai pas le temps. J’ai la chance de pouvoir continuer à payer la construction de ma maison et de manger à ma faim. D’autres ont perdu des proches, morts du virus. Comme le père d’une amie, décédé loin d’elle, sur un autre continent. La situation est encore pire dans d’autres pays. Et il y a tous ceux qui sont seuls et désorientés, qui oublient peu à peu le nom de leurs enfants.
Je suis un peu fatigué, nous le sommes tous. Mais il fait beau, nous devons continuer à vivre, à nous occuper de nos enfants. Je m’en vais jouer au ballon dans la cour d’école.
Misoprostol
De voir ton trop petit corps rond d’enfant mort, de vie arrêtée, de pas de cœur battant, dans ce ventre qui gonflait depuis presque trois mois et qu’on pensait bien en vie, ça a fait quelque chose comme un trou, une chute à terre inattendue, une inondation. J’ai pas dit un mot. Y avait rien à dire. Comment expliquer ça à ton grand frère, qu’il n’allait pas être grand frère, pas maintenant? «Pourquoi il est parti? Pourquoi?», a-t-il demandé. «Pourquoi?», de ses trois ans de grand frère qui t’a caressé, qui t’a chuchoté des mots avec affection et douceur, qui t’a aimé pour ce que tu allais devenir et lui faire devenir, qui t’appelait par tous les prénoms qu’on hésitait à te donner. Pourquoi? C’est la question qu’on ne pose plus à mon âge. On a appris que la vie n’a pas de raison, la mort non plus. Elles viennent toujours après, les raisons. Et puis il a fallu te sortir de là, t’expulser, te cracher, te saigner. Ça nous a fait mal, encore plus à ta mère, te mettre au monde pour que tes débris finissent dans les égouts. Excuse-moi, nous n’avons jamais voulu être de tels barbares. Je ne sais pas quand ta vie s’est arrêtée — ni pourquoi —, mais je veux te dire que je t’aime. Je veux te dire merci d’avoir illuminé nos vies comme une étoile filante. Je n’ai rien trouvé de mieux à dire à ton grand frère que tu es parti au ciel. On a encore besoin du ciel pour y mettre nos peines, nos raisons et nos souvenirs.
Gaza
Dieu qui êtes le plus grand
pourquoi m’avez-vous enlevé mon père hier
et mon fils aujourd’hui
après nos terres, ce sont nos noms que l’on nous vole
viens mon frère, allons venger notre lignée!
nos oncles et nos neveux!
allons reprendre nos biens et anéantir le leur!
— Cesse donc d’invoquer Dieu
oublie ton nom — n’es-tu pas semblable à tous les hommes? —
cessez ces violences
et pleurez plutôt vos morts ensemble
toi et eux
et oublie cette terre
ne vois-tu pas qu’eux aussi pour elle invoquent Dieu?
maudissez votre désir commun de vous approprier la terre
qui n’appartient pas aux hommes vivants
mais à Dieu seul
elle est le domaine des morts
ne vois-tu pas que les morts veulent reposer en paix?
vois comme moi, ta mère,
ta fille et aussi tes sœurs
portons le noir depuis assez longtemps
et ne supportons plus la couleur rouge
nous voulons connaître le blanc et les autres couleurs
enterre tes morts et plante pour eux des fleurs
offres-en à ceux d’en face
et tu verras, tu verras comment ils changeront
comment ils seront mal à l’aise
eux qui étaient venus sans cadeau
ils se mettront eux-mêmes à planter des fleurs
et la prochaine fois te donneront la plus belle
pour l’honneur
car l’honneur, c’est aussi d’offrir les plus belles fleurs
— Écrit en janvier 2009. Nous sommes encore loin de l’honneur.
Poesia’s not dead. bis.
Signé Dante.
jonchant le sol, Buenos Aires, juin 2014.
«Poesia’s not dead»
Lu sur le mur d’une ruelle, près du Tampopo.