C’est l’heure de l’hommage

Te voilà enfin mort. Je pensais depuis dix ans que tu allais mourir bien avant aujourd’hui, tu as déjoué mes attentes, probablement aussi les tiennes.

Il m’arrivait encore de temps en temps, jusqu’à la semaine passée, d’aller épier ton blogue pour voir si tu ne t’étais pas réveillé, si tu n’avais pas écrit quelque chose. Attention, la vie est courte…, rappelais-tu en 2016 en parlant du décès d’un autre, avant de te taire pour de bon. Ton silence devenu chronique ces dernières années me faisait deviner que les jeux étaient faits pour toi, bien que tu m’avais déjà écrit que tu croyais les silences nécessaires. La dernière fois qu’on a échangé, je t’ai banalement souhaité joyeux anniversaire de 50 ans, tu m’as remercié banalement.

Je me demandais par moments si tu étais en train de séjourner dans un hôpital psychiatrique ou dans la rue, ou seul chez toi la bouteille à la gorge ou pissant de la drogue. Tu perdais tes jambes, m’avais-tu écrit. Foutu diabète. Tu n’avais pas dû aller bien loin.

Nous nous étions rencontrés sur les blogues, il y a dix ans. Sur ma page aujourd’hui inhumée — La passerelle des jours —, vers 2011, tu m’avais fait l’honneur de venir lire et commenter mes écrits avec ton gros fracas. Souvent pour te mettre en valeur et pour parler de toi, mais quand même, tu trouvais le moyen d’éclabousser ton style en visant juste avec des mots et une ponctuation qui faisaient l’effet du scalpel, aussi précis qu’une microchirurgie. Ta maîtrise de cette épée était impressionnante. Je ne te connaissais pas avant, je ne t’avais jamais lu, je n’avais jamais entendu parler de toi ni de tes livres, avant de googler ton nom pour savoir à qui j’avais affaire.

Dans ce temps-là, c’était moi, le mort. Je n’étais alors qu’un petit médecin de campagne cassé en deux, errant entre Blanc-Sablon et mon condo de l’avenue Laval à Montréal. C’est à ce moment que tu es débarqué dans ma tête avec ton fédora et ta grande gueule narcissique, cette armure que tu revêtais pour cacher tes perçures et celles que tu avais faites. J’ai eu l’impression que tu essayais de me sortir de mon cercueil à grands coups de batte de baseball. Quand je t’ai confié des remords, tu m’as répondu que tu étais l’allégorie des regrets, ou à peu près. Ça avait cliqué.

Après quelques croisements de fer, nous avions un peu psychotisé par courriel, pour utiliser ton terme. Une affaire contagieuse comme une maladie vénérienne, la psychose. Nos échanges m’avaient dopé comme des câbles à booster. J’écrivais la nuit, j’écrivais sans dormir, j’ai écrit jusqu’à l’hôpital.

Tu m’as pris dans ta tribu, tu m’as surnommé le Toubib. J’ai dit que tu étais une sorte de père littéraire pour moi, mais tu n’arrivais pas dans ce rôle à la cheville de mon vrai père, qui avait écrit et illustré un conte pour enfants avant ma naissance, une histoire non publiée qu’il me lisait, les soirs, pour m’enchanter. Il m’a appris à penser en images, et surtout à les créer. Tu m’as suggéré de le publier, ce que j’ai fini par faire, pour l’immortaliser. Je l’ai déposé sur Amazon et aux archives nationales du Québec et du Canada.

Je ne suis jamais allé te voir, finalement, malgré ton invitation d’aller chez toi, de boire un pot. Je ne t’ai jamais rencontré autrement qu’en mots. Tu me faisais peur, pour dire vrai. Imprévisible, brutal. Je ne savais pas ce que tu me voulais, pourquoi tu rôdais autour de mes trous d’âme. J’ai imaginé que tu étais gai ou que tu étais le parrain mafieux des écrivains (tu disais toi-même avoir un « doctorat honoris causa auto-décerné ès Racket Littérature », au sens figuré, j’avais bien compris). J’imaginais même que tu pouvais être, sous couvert d’être un écrivain, un pirate informatique qui essayait d’infiltrer mon ordinateur, ou que tu travaillais pour les services secrets, ha! ha! ha! (j’ai perdu toutes mes données peu après).

Quand tu m’as demandé de t’envoyer mon manuscrit, j’ai eu peur que tu m’arnaques, que tu me demandes une rançon. Je me méfiais de toi. Mais je l’ai fait pareil et je t’ai demandé d’écrire la préface, conscient que ça pourrait me nuire, avec ton passé violent et ta réputation d’homme fini.

J’ai fait l’erreur de débutant de te révéler des significations enfouies dans mon texte, au lieu de te laisser les imaginer toi-même. Ça t’a crinqué comme un douze à pompe, tu m’as gueulé après par courriel, tu m’as gueulé que j’avais gâché ton privilège de découvrir toi-même le fond de l’histoire, ou celui que tu voudrais y voir.

Colérique, tu m’as hurlé après de corriger mes fautes, de me relire.

Personne n’allait me parler sur ce ton, me manquer de respect, me crier après, pas même un écrivain, mauvaise réputation ou pas. Tu t’adressais à un médecin, ça porte malheur de manquer de respect à un médecin. On ne t’avait pas appris le respect ? Je n’ai pas manqué de te l’envoyer, avant de faire sauter la passerelle des jours en même temps que nos ponts ; j’ai effacé notre correspondance et je t’ai demandé de détruire mon manuscrit.

Mais ton coup de trident a continué à résonner dans ma tête. Tu avais raison. J’employais des impropriétés, j’avais laissé des mots défigurés, des phrases étaient trop lourdes, trop imprécises. J’avais honte. J’avais écrit à moi-même. Les autres ne pouvaient pas deviner ce qu’il y avait dans ma tête, et je n’avais pas envie de leur dire. Ce qui avait été pour moi un tue-temps, une bouée pour éviter de couler comme une roche au fond de l’océan, une échelle pour me sortir du gouffre, aurait dû se transformer en travail. Je devais me mettre à la cuisine, me corriger avec obsession, chercher le mot juste, affûter mes phrases, couper dans les flancs gras des paragraphes, saupoudrer de l’intelligibilité, réduire l’ambiguïté. Peu à peu, je me suis essoufflé, je suis rentré dans le moule du médecin, je suis passé à autre chose, mon écriture est tombée en dormance, j’ai donné la vie, les années ont passé. J’ai fait un avortement littéraire.

Je ne suis plus jeune. Depuis quelques mois, j’ai commencé à travailler mes vieux textes, quand mon fils et ma femme sont couchés. C’est drôle que tu meures maintenant.

J’ai lu ton Vautour, en décembre 2011, ton livre que tu m’avais recommandé. Je l’ai lu en Islande, parmi les volcans. Je n’ai jamais lu aucun autre livre de toi. De retour à Montréal, je suis allé l’abandonner dans une ruelle, en face de mon condo, en jetant des cailloux dessus et des hélicoptères tombés des arbres, observé par un chat de gouttière qui a peut-être fait de tes pages sa litière. J’avais peur de mettre ton livre dans ma bibliothèque. Rien à voir avec les femmes que tu as violentées ou ton séjour en prison. Non. Ça, tu l’emportes. Tu es mort avec et ça sera écrit dans ta page Wikipédia. La mort ne t’en soulagera pas.

Non, si j’avais peur, c’était à cause de l’effet gravitationnel de tes mots. J’avais peur qu’ils avalent ma bibliothèque.

Il me semble que je t’avais dit que je te rendrais hommage après ta mort, quand tu m’avais écrit, il y a dix ans, qu’il ne te restait plus beaucoup d’années à vivre. Je pensais te devoir un merci. L’heure est passée. Bon repos et bon vent. Puisses-tu panser tes blessures. J’espère qu’on t’enterrera avec un crayon et du papier.